Ils ont tous les trucs pour débusquer les fraudeurs

Chez les inspecteurs fiscaux français, on les appelle les «cow-boy». Ils sont environ 500 agents d’élite, à chasser les fraudeurs fortunés avec des méthodes policières. Cette brigade spéciale, la Direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF), est basée à Pantin, au nord-est de Paris. Pour la première fois, ces enquêteurs ont accepté de parler en détail de leurs méthodes de travail. Interrogés séparément, plusieurs d’entre eux ont confié au «Matin Dimanche» qu’ils venaient régulièrement faire des repérages en terre suisse, ce qui est parfaitement illégal. Ils se gardent bien de prévenir les autorités helvétiques.

«J’ai déjà fait des visites incognito en Suisse, comme d’autres agents», révèle l’un de ces inspecteurs à l’occasion de deux longs entretiens menés en septembre et en octobre dans une brasserie coquette de la capitale française, où sont ses bureaux. Notre correspondant a exigé que soit tenu secret le nom du restaurant où il s’est livré à ces confidences.

«Nous n’avons pas le droit d’aller en Suisse sans avoir un ordre de mission officiel», explique-t-il d’abord, avant d’esquisser un sourire en coin. «Par contre, rien ne nous empêche d’aller en week-end à Genève, admirer le jet d’eau…» En clair: sous prétexte de faire du tourisme, les limiers de la DNEF mènent leur enquête.

Plaques interchangeables

Chaque inspecteur doit boucler quatre affaires par an, ce qui lui laisse largement le temps de faire un petit aller-retour à Genève ou Zurich. Ces escapades sont d’autant plus utiles, que les relations entre Paris et Berne ne sont pas simples. Depuis 2009, les demandes de la France restent lettre morte sur les bureaux de l’Administration fédérale. «Dans ce contexte, précise notre agent, nous sommes tentés d’aller chercher l’information nous-mêmes. » La règle est claire: il faut s’y rendre pendant son temps libre. Et dans ses relevés, le secrétariat du DNEF mettra automatiquement l’inspecteur en «vacances».

Ces précautions s’étendent aussi aux moyens de transport. Pour leur voiture, les enquêteurs disposent de jeux de plaques interchangeables afin de rendre leur identification plus difficile, s’ils se font flasher en Suisse. «Mais en cas d’accident, ils pourraient être repérés, dit encore notre contrôleur. Le plus souvent, ils prennent donc simplement le train. »

De Verbier à Zoug

En costume de touriste, parfois accompagnés d’un «ami» ou d’un membre de leur famille, ces experts viennent jeter un œil près du domicile d’un contribuable ou du siège de son entreprise. Parfois, une excursion à Verbier ou à Zoug permet de repérer d’autres cas douteux, en regardant attentivement les sociétés domiciliées auprès d’une fiduciaire, ou en se baladant au milieu des chalets luxueux. Les fonctionnaires de laDNEF ont le pouvoir, contrairement aux autres contrôleurs fiscaux, de lancer une enquête sur la base de leurs propres informations.

Sur place, tout commence par le repérage des boîtes aux lettres. Principalement afin de vérifier si les sociétés suisses des contribuables français sont des coquilles vides ou si elles disposent de vrais bureaux. «Quand les concierges posent des questions, je réponds souvent que je suis agent immobilier ou à la recherche d’un fournisseur indélicat», ajoute notre inspecteur. «Grâce à cela, on peut apprendre que telle entreprise a déménagé, par exemple, continue-t-il. Ensuite, à moi de trouver, en France, un moyen légal de prouver la même chose. »

Sur le sol français, les agents de la DNEF peuvent faire des filatures, des écoutes téléphoniques ou ausculter des relevés bancaires. En Suisse, en revanche, pas question de laisser la moindre trace de leur passage. Transports, restaurants et achat de souvenirs: les inspecteurs paient tout avec leur carte de crédit personnelle. Pour le remboursement des frais, ils prétextent un déplacement à Toulouse ou à Marseille. Les preuves du séjour en Suisse passent ensuite au broyeur.

L’existence de ces voyages nous a été confirmée, à Paris, par plusieurs anciens employés de la DNEF.

A Berne, le Ministère public de la Confédération affirme être au courant de ces missions illégales. «C’est une violation de notre souveraineté nationale», déclare le procureur général de la Confédération Michael Lauber. Mais sans preuves suffisantes, il est difficile d’agir (lire l’interview ci-dessous).

A Paris, la Direction générale des finances publiques, qui chapeaute la DNEF, est embarrassée. Elle tient à rappeler que ses agents n’interviennent que dans le respect des conventions entre les deux pays. Confronté à nos informations, le service de presse s’est refusé à tout commentaire.

Photos du bâtiment

Il existe pourtant une preuve écrite de ces pratiques. Fait unique dans la jurisprudence française, ces visites illégales sont mentionnées dans l’arrêt numéro   09-70. 590 de la Cour de cassation, l’équivalent du Tribunal fédéral suisse. Dans ce document, datant d’octobre 2010, on apprend que des inspecteurs de la DNEF, Jean-François Z. et Karine A. se sont rendus au Luxembourg entre 2006 et début 2007, afin d’observer le siège social de la société Consulting Logistic Marketing Network. L’arrêt mentionne que les «agents des impôts» ont pris des photos d’un bâtiment situé dans la ville de Dudelange. Il ne fait aucun doute que ce genre de repérages a lieu aussi en Suisse.

«Vacances» en Suisse

Plusieurs avocats fiscalistes parisiens en sont convaincus. Jérôme Barré en fait partie. Dans son cabinet cossu, situé à quelques minutes à pied de l’Arc de Triomphe, il témoigne: «Au sujet d’un de mes clients, un vérificateur des impôts m’a fourni une richesse de détails pratiques telle, qu’il devenait évident qu’il s’était rendu en Suisse. Il ne s’en est d’ailleurs pas vraiment caché, indiquant qu’il s’était déplacé «pour des vacances, sans idées particulières. » Je lui ai demandé comment il connaissait certains détails, il m’a répondu: «Je le sais, c’est tout!» Puis m’a montré une armoire remplie de photos. Tout cela dans le but de me faire douter de la solidité de mon dossier. Un peu grossier tout de même. »

Maître Barré a beau s’offusquer, la justice française a déjà cautionné ces méthodes. Dans l’affaire du Luxembourg, la Cour de cassation a ainsi jugé ces preuves recevables.

Impossible de connaître la fréquence de ces visites en terre suisse. Il est vrai qu’’Internet rend le travail de terrain moins incontournable. Grâce aux bases de données et à Google street view, l’agent épluche le statut d’une firme sans bouger de sa chaise.

Mais les recherches en ligne ne suffisent pas toujours. «La photo d’une plaque sur une devanture ne permet pas de dire que l’adresse est fictive, indique Agnès Angotti, avocate fiscaliste à Paris. Il faut voir s’il y a un hall d’accueil, des allées et venues…» C’est là qu’une visite s’impose.

Longtemps, le fisc français a été accusé de laxisme. Mais depuis 2010, l’Etat a déclaré la guerre aux fraudeurs, et donné plus de moyens aux contrôleurs du fisc.

Après un café, notre enquêteur s’assure une nouvelle fois que l’entretien n’a pas été enregistré. Puis repart pour débusquer d’autres tricheurs.

Article publié dans Le Matin Dimanche. 

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