Le procureur Julio Guzman enquête sur l’un des plus gros scandales qui touche le Pérou. Et de son bureau de San Isidro, au sud de Lima, ce haut fonctionnaire a la Suisse dans le viseur. Une firme genevoise achète et raffine près de Chiasso de l’or venant de Madre de Dios, région tropicale à la frontière avec le Brésil. L’Etat péruvien soupçonne ces mines d’être liées au narcotrafic. Une fois purifié, le métal est vendu à l’horlogerie, l’industrie médicale ou dans les banques. Nommé en 2010 pour faire la guerre aux mines illégales, le procureur du ministère de l’Environnement exige que «la Suisse vérifie mieux l’origine de l’or péruvien».
Farwest
Voilà plusieurs mois que les autorités de Lima tentent de juguler la ruée vers l’or dans la région de Madre de Dios. Grande comme deux fois la Suisse, cette terre est connue depuis longtemps des orpailleurs. Mais leur nombre a triplé depuis 2008, quand le prix de cette matière première s’est envolé et est passé de 30 000 francs le kilo à plus de 52 000 aujourd’hui. Plus de trente mille chercheurs d’or vivent désormais par petits groupes, dispersés au milieu de la jungle amazonienne. Ils extraient avec d’immenses grues des tonnes de sable, où brilleront, au final, quelques minuscules paillettes.
«Ici, c’est le Far West», résume le père Xavier Arbex, qui a quitté Genève il y a trente-cinq ans pour rejoindre la principale ville de la région, Puerto Maldonado, et connaît le coin comme sa poche. «Environ quarante tonnes d’or sortent d’ici chaque année, mais à quel prix? Des ouvriers sont assassinés, des enfants abusés, des filles mineures sont emmenées de force pour être prostituées… Sans parler du désastre écologique», ajoute-t-il.
A cause du mercure, utilisé pour détacher l’or du sable, les fleuves sont extrêmement pollués. Et au total, 320 kilomètres carrés ont été déforestés. La région produirait près de 20% de l’or récolté au Pérou. Mais «la quasi-totalité de ces mines sont illégales», selon un rapport du Ministère de l’environnement. Certaines sont même situées dans la réserve Manu, pourtant protégée par l’Unesco.
Blanchiment
Après avoir tenté de réduire les dégâts sur l’environnement, l’Etat a décidé de s’attaquer aux responsables de cette industrie illicite. Il enquête sur une trentaine de personnes et plusieurs entreprises pour «activité minière illégale» et «blanchiment d’argent», comme le confirme Daniel Linares, membre de l’Unité d’Intelligence financière du Pérou, qui participe à l’enquête effectuée par le ministère public et l’administration fiscale. «Le premier problème, c’est que ces entreprises n’ont payé aucun impôt depuis leur création», explique-t-il. Plusieurs clans familiaux, dont le procès est en cours, risquent près de dix ans de prison pour avoir vendu l’or récolté illégalement à Madre de Dios. Différentes sociétés sont concernées: Oro Fino, Arturo Ortiz Ortiz, Los Poderosos. Ainsi qu’une plus grande, Universal Metal Trading (UMT).
Ce n’est pas tout. Daniel Linares «soupçonne que pour financer l’extraction de l’or à Madre de Dios, ces entreprises ont eu recours à l’argent provenant du trafic de drogue». Dans un pays encore traumatisé par les exactions du Sentier Lumineux, la guérilla liée au trafic de la coca, la question est explosive. L’une des personnes actuellement poursuivies par les autorités, Luis Esteban Gallardo, a été condamnée à huit ans de prison en 2008 pour avoir blanchi l’argent du narcotrafic en achetant puis en revendant pour un million de dollars d’or. La presse nationale parle de «mafia».
Pourquoi le Pérou a-t-il attendu tant d’années avant de poursuivre ces clans? «Il n’existait tout simplement pas de loi pour condamner ces personnes», répond Julio Arbizu, le tout nouveau procureur anticorruption. Jeune et fringant, l’homme est bien décidé à imposer la tolérance zéro. Mais cet arsenal législatif a pris des années à être mis en place. Le délit de mine illégale n’est entré en vigueur qu’au mois d’avril 2012.
Vers la Suisse
Julio Arbizu réclame une coopération de Berne pour sanctionner les coupables, car à l’autre bout de la chaîne apparaissent les fonderies helvétiques. UMT, poursuivie par les autorités de Lima, a livré en Suisse, en 2011, pour plus de 900 millions de dollars de cette précieuse marchandise. Selon les statistiques officielles, l’entreprise est même le troisième exportateur d’or péruvien vers la Suisse. Son propriétaire, Luis Zavaleta, est sur le banc des accusés. Suite à ces révélations, il a démissionné de son poste de haut fonctionnaire au sein du gouvernement péruvien.
Les kilos d’or étaient envoyés à Amsterdam par avion via le vol 742 de la compagnie KLM. Puis acheminés en Suisse vers le groupe genevois MKS Finance, précise Oscar Castilla, journaliste àEl Comercio, le premier à avoir dévoilé l’affaire. MKS est propriétaire de la fonderie PAMP, située à Castel San Pietro, au Tessin. Une source proche de l’enquête nous a transmis un document attestant de la relation entre UMT et MKS. Jusqu’à il y a quelques semaines, le logo de la firme genevoise apparaissait sur le site Internet d’UMT.
Mais MKS n’est pas la seule impliquée à Madre de Dios. Le neuchâtelois Metalor recevrait aussi de l’or de Madre de Dios, via ses fournisseurs péruviens. Selon un document douanier officiel que nous nous sommes procuré, Metalor achète de l’or en barres à Minerales del Sur, une entreprise qui possède une agence à Madre de Dios. Le ministère public aurait également ouvert une enquête sur ce cas. L’un des représentants de AS Peru & Cia, qui livrerait notamment Metalor, a été arrêté l’an dernier dans un véhicule rempli d’armes. Par ailleurs, le chef de la filiale péruvienne de Metalor a été accusé de fraude fiscale par les autorités, avant d’être relaxé en 2009.
Contactées, les fonderies se défendent de toute mauvaise intention. Dans une prise de position, MKS affirme qu’elle n’a «pas été alertée de source avisée de quelques faits que ce soient mentionnés dans les articles l’associant avec de l’or issu de mines illégales au Pérou. Cependant, selon ses procédures, la direction a aussitôt ordonné la conduite d’une enquête en profondeur afin d’établir la vérité sur ces allégations graves». Et la multinationale rappelle les précautions qu’elle prend contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Metalor affirme pour sa part qu’elle ne «coopère qu’avec des entreprises qui exportent en bonne et due forme et qui sont soumises à des contrôles stricts», et dit n’avoir connaissance d’aucune enquête sur ses fournisseurs.
Ces déclarations ne satisfont pas César Ipenza, avocat de la Société péruvienne de droit environnemental: «Notre association évalue la possibilité de porter plainte contre les entreprises suisses qui ont acheté cet or». De l’autre côté de l’Atlantique, Berne renvoie aux autorités judiciaires péruviennes, à qui il revient de «mener des enquêtes sur les liens qui pourraient exister au Pérou entre le commerce illégal de l’or et le trafic de drogue, précise le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). Le cas échéant, ces enquêtes pourraient aboutir à des demandes d’entraide judiciaire en matière pénale à la Suisse». Pour le moment, aucune demande n’a été faite en ce sens.
Pas de chiffres
Suivre la trace de l’or en Suisse est un vrai casse-tête. Hormis une exception de 1972 à 1981, la Confédération ne mentionne pas les pays de provenance de ce métal dans la statistique nationale. «Il s’agissait de contourner l’embargo international qui frappait l’Afrique du Sud dans les pires années de l’apartheid, mais aussi de masquer les importations d’or soviétique!» explique Gilles Labarthe, sollicité comme expert sur ces questions de traçabilité par la commission des Affaires étrangères à Berne. Au Pérou, l’administration fiscale déclare que 187,9 tonnes d’or ont été envoyées en Suisse en 2011 pour un montant total de 5,72 milliards de dollars. La Suisse est le premier pays destinataire de l’or du Pérou, qui est le sixième producteur mondial.
Dans les creusets des fonderies suisses, l’or coule à flots. Mais impossible d’en connaître les quantités. Ce culte du secret irrite des ONG comme la Société pour les peuples menacés, qui s’apprête à lancer une campagne contre «l’or sale de la Suisse». Des parlementaires ont aussi questionné le Conseil fédéral à plusieurs reprises – sans succès. La dernière interpellation a été déposée en juin dernier par le socialiste Cédric Wermuth, qui dénonce un «scandale légalisé».
Si les importations d’or sont nombreuses, c’est aussi que la législation est peu contraignante. A Berne, Paul Marti, chef du bureau central du Contrôle des métaux précieux, a une expérience de quarante ans dans le domaine. «Le raffineur note dans un registre tout ce qui vient pour être raffiné, peu importe qu’il s’agisse de deux kilos ou de deux tonnes, déclare-t-il. Ce n’est pas à nous de contrôler d’où vient cet or. » En douane, l’importateur doit payer une taxe dérisoire: huit francs les cent kilos.
Quand il arrive à l’aéroport de Zurich-Kloten, l’or est loin de ressembler aux bijoux chics que les vitrines exposent. La matière, qui a déjà subi une fonte non loin de la mine, se présente sous la forme de lingots violets, roses ou jaunâtres selon les métaux qui la composent. Puis la marchandise est acheminée en camion blindé aux fonderies. Le plus vite possible, car le cours de l’or évolue vite.
Plus d’un tiers de l’or mondial serait raffiné dans les fonderies suisses. Réputées pour la qualité de leur travail, celles-ci bénéficient aussi d’un cadre très sûr. «Les primes pour l’assurance transport sont trois fois moins chères en Suisse qu’en France ou en Italie», illustre M. Marti. Autre atout de taille: dès que l’or est pur à au moins 99,5%, il est exempté de TVA. Aujourd’hui, trente-huit usines bénéficient d’une patente pour fondre de l’or. Les leaders du marché sont au Tessin (Argor Heraeus, Valcambi, PAMP), mais aussi à Neuchâtel (Metalor) et à La Chaux-de-Fonds (PX Précinox).
En théorie, ces géants sont soumis à la loi sur le blanchiment d’argent (LBA). Mais comment? Même les spécialistes ne parviennent pas s’accorder sur ce qui est contrôlé et ce qui ne l’est pas. Tobias Lux, porte-parole de la FINMA, martèle que l’activité d’importation et de fonte d’or brut n’est pas concernée, contrairement à celle de vente et de négoce de lingots d’or en tant que produits financiers. Voilà qui fait s’exclamer le Neuchâtelois Yvan Perrin, député UDC, ancien policier et consultant en sécurité: «Plus qu’une zone grise, c’est un trou noir juridique!»
Même le tapis vaut de l’or
Le problème, c’est que les raffineries elles-mêmes ont de la peine à remonter aux origines de l’or. Du coup, la règle qui prime est «Know your customer» (connais ton client).
Derrière les murs argentés de Cendres + Métaux, seule raffinerie à nous avoir ouvert ses portes, les mouvements de montre et les prothèses dentaires rutilent dans des vitrines design. Contrairement à ses concurrents, cette enseigne basée à Bienne n’achète pas l’or des mines mais les déchets de ses clients orfèvres et industriels. Une poussière d’or d’un gramme, et c’est 52 francs de perdus. Alors les semelles des collaborateurs sont dûment brossées avant chaque sortie du sas de sécurité de l’usine. Le paillasson n’y échappe pas, il est raffiné tous les deux ans.
Tout en réserve, le chef des Finances Beat Conrads insiste sur la notion de risque. La politique de son entreprise consiste à «tout contrôler pour ne pas [en] prendre». Cendres + Métaux est soumise à un audit externe obligatoire tous les trois ans, mais réalise chaque année un audit interne. M. Conrads reconnaît cependant que «les cas douteux, bien que rares, existent dans chaque raffinerie, mais Cendres + Métaux s’engage à les communiquer aux autorités».
Cette incertitude embarrasse ceux qui, tous les jours, se trouvent face au client. C’est le cas de Jörg Eggimann, orfèvre à Berne, qui s’approvisionne aujourd’hui exclusivement en Argentine dans une mine à l’ancienne, qui n’utilise ni mercure ni cyanure.
Terre des hommes Suisse planche aussi sur un projet d’or équitable au Pérou. La Confédération développe également le sien – en collaboration avec Metalor et d’autres ONG. Prénommé «Swiss Better Gold Initiative», il a pour but de promouvoir l’or propre de la mine jusqu’au marché. Mais la mise en œuvre prend du temps. A Londres, le Conseil pour une joaillerie responsable, né en 2005, a inclus un paragraphe sur le blanchiment d’argent dans sa charte. Mais PAMP et Metalor ont bien été certifiés. . . Pour certains spécialistes, ces tentatives ne sont que de la poudre aux yeux.
Article publié dans Le Matin Dimanche. Coauteur: Martine Brocard
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