La course à la rentabilité épuise les travailleurs handicapés

Julien a claqué la porte de son atelier protégé l’été dernier, après quinze ans de bons et loyaux services. «La seule chose qui comptait, c’était gagner de l’argent, estime ce Genevois, qui s’exprime sous un nom d’emprunt. On devait faire plus de tâches, dans des délais plus courts. » A ses débuts, se souvient-il, l’ambiance était familiale…

L’histoire est d’autant plus tragique que Julien est handicapé et rentier AI à 100%: il souffre notamment de crises d’épilepsie violentes, qui peuvent intervenir à tout moment. Seul «Taji», son fidèle chien guide, parvient à détecter ses crises. Mais quand il a demandé à prendre le labrador au bureau et qu’on le lui a refusé, ce fut la déception de trop: il a immédiatement décidé de démissionner.

Loin d’être un cas isolé, ce témoignage illustre le malaise qui sévit au cœur des ateliers protégés.

Ceux-ci emploient plus de 25 000 travailleurs handicapés volontaires en Suisse, sur un total de 238 000 rentiers AI. Ces structures privées, dont le canton paye entre 30% et 70% du budget, doivent être aussi compétitives que les autres entreprises, alors que leurs charges sont plus importantes. Le système a dérapé avec l’arrivée de la crise.

Dans son bureau de Band, le plus gros atelier protégé de Berne avec 580 collaborateurs au total, le directeur Meinrad Ender explique ses difficultés depuis que le groupe Bosch ne fait plus appel à ses services. «Nous avons du mal à trouver des marchés, car le franc est fort et nos clients sont tentés de se tourner vers des entreprises de l’Europe de l’Est. Il faut qu’on soit plus flexibles, moins chers, tout en maintenant la qualité… Un casse-tête!» Dans cette usine moderne, les employés sont spécialisés dans l’emballage ou le montage de circuits électriques, des activités à faible valeur ajoutée, soumises à une rude concurrence.

Et ce stress pèse sur la santé des travailleurs handicapés, comme le remarque Intégration Handicap, la Fédération suisse pour l’intégration des handicapés, qui regroupe des dizaines d’associations dans le domaine. «Les retours que nous avons sont assez alarmants, déclare son secrétaire général Thomas Bickel. La situation est tendue dans les ateliers protégés de la plupart des cantons. »

Pétition

A Genève, deux syndicats ont déposé il y a six mois une pétition devant le Grand Conseil pour se plaindre des conditions de travail aux EPI (Etablissements publics pour l’intégration), organisme qui a fusionné toutes les institutions sociales du canton en 2008. Ils y dénoncent l’embauche de moniteurs d’un bon niveau technique, mais mal formés sur le handicap. Ils doivent pourtant encadrer des jeunes trisomiques, des personnes souffrant de troubles obsessionnels compulsifs ou de retards mentaux. Et aussi des schizophrènes ou des adultes abîmés par une longue dépression.

Difficile d’accompagner en douceur ces personnes sensibles en ayant les yeux sur la montre. «Quand on a des grosses commandes, les moniteurs mettent la main à la pâte pour finir dans les temps, avoue Christian Dürig, chef du tout nouveau secteur Food & Pharma de Band, à Berne. Mais nous essayons de ne pas répercuter ce stress sur les équipes. » Dans son département, une quarantaine d’hommes et femmes se relaient tous les jours pour mettre en boîte des médicaments Novartis, emballer du Toblerone ou remplir des pots de pesto.

«Trouve-nous la crème»

Ce travail à la chaîne, tous les invalides ne peuvent pas le faire aussi efficacement. La sélection se fait lors du stage, obligatoire avant chaque embauche afin d’évaluer le candidat. «On me disait: «Trouve-nous la crème des employés. Dans une équipe de dix, il en faut au moins six de performants», raconte une Fribourgeoise, active dans le secteur pendant longtemps et reconvertie récemment. Temps de travail minimum: 50%. Si la personne est trop diminuée, elle partira dans une structure occupationnelle pour fabriquer des bougies. Mais si elle est productive, l’atelier va la chérir. «Quand quelqu’un souhaite revenir dans le marché du travail classique, ajoute-t-elle, l’équipe d’encadrement râle et tente de l’en dissuader. »

Quand le système s’emballe, les conséquences peuvent être plus graves. Dans son mémoire réalisé en 2010 à la HES-SO de Sierre, l’étudiant Vincent Flament observait déjà, dans un atelier lausannois, que «Madame H» était affectée au repassage, alors même que cette position lui était douloureuse, car elle souffrait beaucoup des séquelles d’un grave accident. Pour accélérer la cadence, les structures placent parfois les personnes au mauvais endroit. Jusqu’à la catastrophe: chargée du standard d’une institution genevoise, une dame très fragile, atteinte de la maladie des os de verre, se serait cassé le bras en manipulant un téléphone qui n’était pas adapté à ses mouvements prudents.

Nespresso et Omega

Chez Polyval, à Vernand, près de Lausanne, le rythme est tout aussi soutenu. Le quatrième plus gros atelier protégé de Suisse compte sept sites et 560 collaborateurs. Du haut de son mètre 90, son directeur Philippe Cottet est fier des marques qui lui font confiance. Nespresso, Bobst, Novartis, Omega, Kudelski et Coop participent au chiffre d’affaires de 11   millions de francs en 2011.

Mais ce succès n’est pas sans sacrifices: ses équipes travaillent d’arrache-pied sur les chaînes de montage. Dans la salle de conditionnement, Marie-Angèle met des modes d’emploi de pacemakers dans des sacs plastiques qui seront envoyés aux médecins. Non loin, Annick, une trisomique souriante, se charge de calendriers à assembler – un million en tout. Il faut plier les feuilles, la musique sur les oreilles. Quel chanteur? «Michael Jackson. »

Pour honorer les commandes, les heures supplémentaires ne sont pas rares. «Avant Noël, l’équipe du cartonnage est venue plusieurs fois le samedi, confie Philippe Cottet, qui est également vice-président de l’Insos, l’association faîtière des institutions pour personnes handicapées. Mais ils étaient volontaires et payés 25% de plus. » Pour augmenter la cadence, le service fait aussi appel à des intérimaires, qui elles, ne sont pas à l’AI.

5 francs de l’heure

Selon les institutions, les salaires, déterminés en fonction de la productivité de la personne, vont de 35 centimes de l’heure à environ 15 francs. Ces revenus sont accessoires, puisque le bénéficiaire reçoit déjà une rente AI. «Mais entre les frais de transport et les repas, je payais presque pour aller travailler», indique une jeune Fribourgeoise dynamique, souffrant d’une myopathie, qui a travaillé pendant six ans pour 5 francs de l’heure.

Pression des cantons

A la pression de la crise s’ajoute celle des cantons: depuis 2008, ceux-ci sont seuls maîtres des subventions qu’ils octroient aux institutions. Et ils veulent baisser la facture. Chez Stiftung Brändi, à Lucerne, Pirmin Willi a calculé: il reçoit 2,8   millions de moins en 2013 qu’en 2008.

Le problème est le même dans d’autres cantons. A Saint-Gall, relève Peter Hüberli-Bärlocher, chef de l’atelier OVWB, «l’Etat a gelé sa contribution depuis 2011. Pour 2013, il veut la diminuer de 30%!»

Le problème, c’est qu’il n’existe pas de monitoring à l’échelle fédérale. Sans statistiques fiables, les associations s’inquiètent. «Dans les cantons qui doivent équilibrer leur budget, des mesures d’économie pourraient porter atteinte à la qualité de certaines institutions», note Christa Schönbächler, codirectrice à Fédération suisse des associations de parents de personnes mentalement handicapées (Insieme). Concrètement, les ateliers sont poussés à faire plus de bénéfices. Le but? Faire des réserves pour financer eux-mêmes leurs investissements.

Alarmée par ces difficultés, la conseillère nationale Marina Carobbio (PS/TI) prépare un projet de loi, afin de «garantir des aides aux entreprises sociales». Car la situation pourrait empirer: les handicapés psychiques – burnout, schizophrénie – sont toujours plus nombreux à se présenter aux portes des ateliers. Et ils demandent un encadrement plus important.

René Knüsel, professeur de politique sociale à l’Université de Lausanne, souligne l’ironie de la situation: «D’abord, ces personnes sont licenciées car elles ne supportent pas la pression accrue au sein du monde professionnel. De fait, elles ne sont pas vraiment invalides, mais invalidées par les exigences du système. Puis elles doivent se réinsérer, souvent par le biais des ateliers. Comme la pression y monte, c’est un cercle vicieux…»

Article publié dans Le Matin Dimanche. 

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