Chez Firmenich, des ouvriers temporaires travaillent depuis huit ans

Un tiers des temporaires de la firme gagnent 1000 francs de moins par mois que les ouvriers fixes, selon les syndicats.

Dans l’usine Firmenich de Meyrin, du lundi au dimanche, les employés s’activent autour des machines pour fabriquer des litres d’arômes et de parfums. A première vue, ils font tous partie de la même entreprise. Dans chaque équipe, ils pointent aux mêmes heures, effectuent leurs tâches avec le même professionnalisme et mangent à la même table. Pourtant, sans que ce soit visible, ces ouvriers sont divisés en deux catégories distinctes: les employés et les temporaires.

La firme genevoise a toujours fait appel aux intérimaires. Mais depuis quelques années, elle a gelé les embauches et a recours à cette main-d’œuvre flexible pour renforcer ses effectifs de production. La porte-parole de Firmenich, Nollaig Forrest, ne veut pas donner de chiffres précis. Mais le syndicat Unia, qui a pris le dossier en main, estime à environ 250 le nombre de personnes sous contrat avec Manpower qui travaillent dans les ateliers de Firmenich, en majorité sur le site de Meyrin. Cela correspond à un tiers des ouvriers employés par le groupe.

Un temporaire qui dure

Rien n’interdit à Firmenich d’avoir recours aux travailleurs temporaires, qui lui permettent de réagir plus rapidement aux désirs de ses clients et aux fluctuations des commandes. Le problème, c’est qu’au sein de la firme pharmaceutique, le «temporaire» dure parfois plusieurs années. Parmi ces centaines de travailleurs, certains sont en poste depuis sept, huit ans. Dans les locaux de Meyrin, un bureau Manpower a même été ouvert pour gérer ces équipes au statut un peu particulier.

Leurs conditions d’embauche, déterminées par Manpower, sont inférieures à celles des ouvriers qui ont un contrat de travail Firmenich: à poste égal, et expérience égale, un travailleur temporaire gagne en moyenne 1000 francs par mois de moins qu’un salarié «fixe», selon les chiffres transmis par Unia. Il ne reçoit pas de participation financière pour son assurance-maladie, ne perçoit pas non plus la prime de l’entreprise et, selon les cas, dispose de beaucoup moins de jours de vacances. Le congé paternité est aussi fixé à un jour, contre 10 jours pour les personnes embauchées par Firmenich.

«Apartheid» entre équipes

Stéphane, qui a prudemment choisi un prénom d’emprunt pour s’exprimer, travaille depuis quatre ans chez Firmenich au bénéfice d’un contrat à durée indéterminée avec Manpower. Il parle d’un véritable «apartheid», qui divise les équipes entre les personnes engagées par Firmenich, et les autres. «Même à la cantine, on payait le repas trois francs de plus que les fixes», explique-t-il. En quatre ans, il a obtenu une augmentation de 50 centimes sur son salaire. «Il y a des intérimaires avec plus d’ancienneté que des nouveaux engagés et qui doivent les former», se désole-t-il.

Au sein de l’entreprise, les ouvriers connaissaient bien la situation mais n’en prenaient pas ombrage jusqu’à ce que Firmenich annonce, en septembre 2014, qu’elle allait réduire les effectifs temporaires suite à l’automatisation de sa chaîne de production de parfumerie à Meyrin. Par crainte de perdre leur emploi, quelques-uns ont fini par avertir le syndicat Unia, qui a multiplié les assemblées générales et, accompagné d’une délégation de temporaires, a démarré les négociations avec Firmenich et Manpower. Suite à ces discussions, une convention a donc été signée le 31   mars dernier. Ce document, que «Le Matin Dimanche» s’est procuré, améliore en partie les conditions d’embauche des travailleurs temporaires qui exercent depuis plus de quatre ans chez Firmenich: prime en cas de licenciement, délai de congé rallongé à deux mois au lieu d’un… Dans le document, le groupe s’engage aussi à limiter les nouveaux contrats temporaires à maximum trois ans, à embaucher jusqu’à huit «collaborateurs temporaires de longue durée» et à proposer à tous le même prix pour les repas de la cantine. Pour Garance Mugny, secrétaire syndicale responsable du secteur «chimie et pharma» à l’Unia et qui a mené les discussions depuis des mois, cette convention est un «premier pas». En vigueur jusqu’en juin 2016, elle ouvre surtout la porte à d’autres négociations futures.

«Beaucoup reste à faire pour éviter que les travailleurs temporaires ne soient des travailleurs de seconde zone, explique-t-elle. Pour nous, il faut que les intérimaires de Firmenich puissent bénéficier de la Convention collective de travail (CCT) de l’entreprise. Sinon, engager autant de temporaires et sur le long terme, n’est qu’une façon de contourner la CCT Firmenich et de créer du dumping salarial. » Une plainte a ainsi été déposée contre Manpower, l’employeur des temporaires, par le syndicat devant le conseil de surveillance du marché de l’emploi à Genève. Pour déterminer s’il y a sous-enchère ou non, celui-ci doit d’abord avoir une image claire du niveau des salaires dans cette branche. Il a donc mandaté notamment l’Office cantonal de l’inspection et des relations du travail (OCIRT), qui nous a confirmé avoir ouvert une enquête salariale. Les résultats ne sont pas attendus avant plusieurs mois.

Une tendance en hausse

En Suisse, le travail temporaire croît de 10% par an depuis 2004. Près de 300 000 personnes sont actuellement sous contrat avec des entreprises d’intérim selon les chiffres de Swisstaffing, l’association faîtière des employeurs de la branche temporaire – 20 000 sont employées par Manpower. En moyenne, un contrat temporaire se limite à deux ans maximum en Suisse, relève un sondage de l’association publiée en mars dernier.

Avec des contrats de cinq ou huit ans pour des collaborateurs placés chez Firmenich, Manpower Genève serait donc une exception. Selon nos informations, les autres firmes pharmaceutiques du canton n’ont pas les mêmes pratiques que Firmenich et proposent à leurs intérimaires les mêmes conditions que leurs employés fixes. Romain Hoffer, porte-parole de Manpower, affirme que «la durée des missions de nos collaborateurs délégués chez Firmenich est variable. Une moyenne n’est que peu significative, ajoute-t-il par écrit, elle est cependant inférieure à une année. »

La loi suisse ne limite pas la durée du travail temporaire. Et comme le confirme Michel Montini, avocat spécialisé en droit du travail, il n’existe pas encore de jurisprudence sur le sujet: en théorie, un travailleur temporaire pourrait rester vingt ans au même poste sans que son contrat soit dénoncé. Une situation qu’Unia souhaite voir évoluer. Pour Garance Mugny, la convention signée avec Firmenich pourrait être «le début d’une mobilisation des temporaires pour leurs droits».

A Meyrin, depuis quelques semaines, les intérimaires de Firmenich font le dos rond. Même si la convention signée fin mars n’est pas parfaite, ils estiment que c’est un bon début. Chez Firmenich, Nollaig Forrest indique par e-mail que le document est «à notre grande satisfaction conforme à nos engagements d’entreprise responsable et à nos valeurs».

Article paru dans Le Matin Dimanche.

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