L’enquête française sur le «Madoff des manuscrits anciens» rebondit en Suisse

Il y a six mois à peine, Gérard Lhéritier déboursait plus de huit millions de francs pour acheter le manuscrit des «Cent-vingt journées de Sodome», du marquis de Sade. La presse admirait alors le succès de cet homme d’affaires, auréolé d’une collection de lettres griffées de la main des plus grands: André Breton, Vincent Van Gogh, Franz Liszt, Charles de Gaulle…

Le panache du collectionneur est aujourd’hui quelque peu terni. Il y a quelques jours, les policiers de la Brigade de répression de la délinquance économique lançaient une opération de grande envergure en perquisitionnant les locaux d’Aristophil, la société de Gérard Lhéritier; mais aussi ceux du Musée des lettres et manuscrits, ouvert par le même homme en 2004. La maison, située dans le quartier chic de Saint-Germain-des-Prés, expose une partie de ses précieux documents.

Selon Charlie Hebdo, qui a révélé l’affaire, le dossier traîne depuis des années au Parquet de Paris. Mais ce n’est que récemment que les experts de la répression des fraudes ont décidé d’agir: ils ont ouvert une enquête préliminaire pour «escroquerie en bande organisée» – un schéma également évoqué par la justice belge, qui travaille aussi sur le dossier. Le montage financier du Français serait semblable à celui de l’escroc américain Madoff.

Le modèle économique d’Aristophil est simple: en échange de quelques milliers de francs, chaque personne devient propriétaire de manuscrits en indivision. Les œuvres, conservées par l’entreprise, sont censées prendre de la valeur avec les années, ce qui en fait un placement très rentable. Certains prospectus parlaient de 8% de plus-value par an, un chiffre totalement disproportionné. «Ces promesses de rendement ne sont basées sur rien de tangible», précise Caroline Leau, porte-parole de l’Autorité française des Marchés financiers, qui avertit régulièrement les épargnants des dangers des investissements «atypiques».

Les spécialistes craignent que la bulle éclate et que les 16 000 clients de Gérard Lhéritier ne retrouvent jamais les fonds qu’ils lui ont confiés – il y en aurait pour 600   millions de francs au total. Alors, où est passée cette somme? Les recherches sont menées tous azimuts.

Selon les informations du «Matin Dimanche», une demande d’entraide a même été envoyée par fax au Ministère public du canton de Genève le 18   novembre dernier. Si la justice suisse est sollicitée, c’est qu’Aristophil possède un bureau à Genève. L’entité a été ouverte en 2011 au numéro   4 du boulevard Helvétique, avec un capital de 300 000 francs, mentionne le Registre du commerce. En France, Aristophil revendiquait un chiffre d’affaires de 170   millions d’euros en 2012.

Le bureau genevois de l’entreprise servait sans aucun doute à démarcher les clients en Suisse: dans une présentation encore en ligne aujourd’hui, les deux anciens administrateurs de la structure vantaient les bénéfices records du secteur lors du Forum Invest de 2013. Mais à Paris, les enquêteurs soupçonnent aussi l’enseigne d’avoir des comptes bancaires non déclarés.

Un jugement de la Cour de cassation évoquait aussi en 2011 une perquisition effectuée dans plusieurs enseignes détenues par Gérard Lhéritier au motif de «fraude fiscale (…) au titre de l’impôt sur les sociétés et de la taxe à la valeur ajoutée». Avec des entreprises à Londres, Hongkong ou Bruxelles, le collectionneur est un financier averti. Sa filiale luxembourgeoise a déjà été condamnée par la justice française en 2013.

Il revient au Ministère public genevois de mener plusieurs instructions sur le volet suisse de l’entreprise. Mais dans la branche, Aristophil éveille les soupçons depuis longtemps. «Ils sont en situation de quasi-monopole, explique un expert romand du marché de l’art. Ils tiennent le marché, car ils sont presque les seuls à pouvoir expertiser un document, qui sera ensuite vendu par eux. » Ce mélange des genres, d’ailleurs mentionné noir sur blanc dans le Registre du commerce genevois («vente, expertise, garde, exposition, location d’œuvres manuscrites, de collections…»), rendra la condamnation plus difficile, estime ce spécialiste.

Aucun fonds d’investissement en art n’a d’ailleurs jamais été condamné pour escroquerie – l’affaire passionne donc les milieux spécialisés. A Bâle, Alain Moirandat a déjà vendu quelques manuscrits à Aristophil. Les démêlés judiciaires de Gérard Lhéritier inquiètent ce spécialiste: «Si les investisseurs paniquent, tous les biens vont revenir d’un coup sur le marché et les prix vont s’écrouler, dit-il. Nous aurons tous la vie dure. » L’avocat d’Aristophil, Francis Triboulet, n’a pas été en mesure de répondre aux questions du «Matin Dimanche».

Article paru dans Le Matin Dimanche

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