Une affaire de faux Picasso devant la justice suisse

Une femme nue aux cheveux longs et frisés. Une tête biscornue, tenant une palette, le pinceau posé sur une fine toile. En apparence, cette lithographie de Pablo Picasso semble correcte. Réalisée en 1968 par le peintre espagnol, soit cinq ans avant sa mort, elle est tirée de la Serie 347, qui est composée des dernières gravures à avoir été réalisées personnellement par l’artiste.

Pourtant, quand le collectionneur américain que nous appellerons Jeremy reçoit la reproduction à sa galerie, un vendredi d’octobre 2012, il voit tout de suite que quelque chose ne va pas. Le papier est épais et semble jauni artificiellement L’acheteur, spécialisé dans les estampes de Picasso, doute aussi des neuf autres lithographies livrées avec celle-ci. Il appelle alors la personne qui lui a vendu le lot. Bien qu’elle soit introuvable sur Internet, plusieurs galeristes new yorkais travaillent régulièrement avec cette négociante en art, une Suissesse basée aux alentours de Zurich.

Avertie par Jeremy, cette professionnelle réclame l’avis d’autres experts. Son client sollicite notamment un Parisien, adoubé par la Fondation Picasso. Verdict ? Il s’agirait bien de faux. Pas de chance: Jeremy a déjà versé les quelques 50 000 francs à son contact suisse.

Le Matin Dimanche a montré les photos des dix estampes à deux experts qui travaillent en Suisse. Tous les deux se sont montrés sceptiques sur leur authenticité. Deux ans après le début de l’affaire, l’argent n’est toujours pas rendu à Jeremy. Celui-ci porte finalement plainte dans un tribunal de Schwyz: pour lui, c’est une question de principe. Mais les deux parties espèrent trouver un accord avant un procès – sur le marché, le secret est une règle immuable.

Dans ce cas, la somme en jeu n’est pas mirobolante. Mais selon Yan Walther, « l’histoire est représentative du problème des faux dans l’art, car les reproductions sont particulièrement concernées », indique le directeur du Fine Arts Experts Institute (FAEI), une entreprise créé en 2009 au coeur des ports francs de Genève et qui réalise des analyses scientifiques sur des tableaux.« L’auteur de 80% des œuvres que nous étudions n’est pas celui envisagé par le propriétaire », affirme Yan Walther. Logique: les tableaux qu’il reçoit font déjà l’objet de suspicions.

Interpol le déclarait dès 2012 lors d’une conférence mondiale à Lyon: les oeuvres d’art contrefaites sont en « augmentation globale ». Le constat est partagé par l’expert en art de la police vaudoise, qui travaille dans le domaine depuis plus de 20 ans et tient à rester discret. Pour lui, la tendance des faux dans l’art croît effectivement, même si l’estimation de 50% parfois donnée est totalement disproportionnée. Sauf dans certains courants comme l’avant-garde russe ou les lithographies de Picasso et de Dali. « En ce moment, nous avons des gros problèmes avec des bronzes du 19e produits en Asie et dans certains pays d’Europe », raconte-t-il encore.

Les faux ont toujours existé: au sein de la République romaine, des sculptures étaient vendues comme grecques alors qu’elles étaient réalisées sur place. Mais avec 35 millions de transactions sur le marché de l’art en 2012, les transactions douteuses ne manquent pas. D’autant que les ventes sur ce marché ont gonflé de 30% entre 2006 et 2012..

La perspective de bénéfices attire les fraudeurs, dont certains ont eu un destin très médiatique. Aux Etats-Unis, Glafira Rosales a vendu pendant 15 ans des faux Pollock ou Rothko à des galeries prestigieuses, notamment la Knoedler & Co. gallery. Comme d’autres, l’affaire est passée par la Suisse: le curateur Oliver Wick a été également mis en cause.

Pour le spécialiste de la police vaudoise, le problème est renforcé par le fait que « chez nous, la profession d’expert dans le domaine artistique n’est pas protégée ni reconnue. Dès lors, n’importe qui pourra se prévaloir de ce titre. En cas de problème, il faudra prouver la négligence pour pouvoir poursuivre l’auteur ». L’article 155 du nouveau Code Pénal a pourtant instauré un délit de falsification, qui se poursuit d’office. Mais les condamnations sont rares. D’autant que dans tout le pays, il n’y a que quelques policiers spécialistes de la criminalité dans l’art.

Même une fois démasqués, que deviennent les faux ?« Souvent, les propriétaires attendent quelques années que ça se tasse, et ils le revendent après ! , dit Andrea Hoffmann. Cette restauratrice est la cofondatrice de l’Atelier Arte, basé dans les ports francs de Genève depuis vingt ans. Son rôle est notamment de vérifier qu’un tableau est en bon état avant de partir pour un musée. Avec quelques surprises… « Nous avons récemment travaillé sur un Picasso mais découvert que c’était un faux: le vernis était trop épais, avec une texture granuleuse, il y avait beaucoup de retouches… » Andrea Hoffmann l’assume: elle n’est pas infaillible. Elle a même vu passer deux toiles du faussaire allemand Wolfgang Beltracchi, déclarées comme faites par Max Ersnst et Campendonk.

Article paru dans Le Matin Dimanche

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