C’est une annonce parmi d’autres, dénichée sur la Toile. Un chasseur de têtes propose un poste fixe dans une banque genevoise pour un «collaborateur du fichier central» qui doit, notamment, ouvrir et fermer des comptes de clients. La personne devra être disponible rapidement et à l’aise avec l’informatique. Mais aussi exclusivement de nationalité «suisse», avec une «résidence suisse». Sur d’autres sites, la même exigence est requise, essentiellement dans les domaines de la banque et des assurances.
Interrogé sur ce critère, l’un des cabinets de recrutement concernés confirme la validité de l’annonce et précise qu’il ne fait que s’adapter aux «exigences» de ses clients. La personne au bout du fil, embarrassée, est consciente que le thème est sensible et menace «Le Matin Dimanche» de poursuites si le nom de son entreprise est cité. Le patron d’une autre société de placement, qui publie une offre d’emploi identique, affirme que la nationalité suisse n’est requise que pour des postes sensibles, comme ceux qui ont accès aux données des clients. «Après tout, le marché est régi par la liberté contractuelle, dit-il. A mon avis, cela n’est pas discriminatoire. »
Dur à prouver
Ce spécialiste se trompe. L’accord sur la libre circulation des personnes, signé en 1999 entre la Suisse et l’Union européenne, entérine le principe de l’égalité de traitement entre les ressortissants de l’Union et les Suisses. Ce texte s’applique depuis 2002. Conséquence: «Une annonce qui exige la nationalité suisse est illégale», conclut Alessandro Pelizzari, secrétaire régional du syndicat Unia Genève.
Difficile, pourtant, de contester ces pratiques devant un tribunal. La jurisprudence, si elle existe, est introuvable. «Et puis l’employeur peut toujours dire que le candidat ne lui convenait pas pour d’autres raisons…» estime le député Jean Christophe Schwaab (PS/VD), président romand de l’Association suisse des employés de banque.
Dans le milieu bancaire, ces pratiques n’étonnent personne. Antoni Mayer, actuel candidat PDC au Grand Conseil du canton de Genève et lui-même frontalier, dirigeait les ressources humaines de la Société de Banque Suisse (SBS) avant la fusion avec UBS. «Déjà, à l’époque, la règle d’or était de ne pas embaucher de Français, d’Allemands et d’Américains à l’informatique, se souvient-il. C’était stupide, mais nous préférions ne pas prendre de risques. »
Pierre Condamin-Gerbier, aujourd’hui en prison à Berne pour son témoignage dans l’affaire Cahuzac, a réveillé les vieilles rancœurs contre les Français. Des critiques qui étaient réapparues en 2009 au moment de la vente des fichiers HSBC par Hervé Falciani, lui aussi Français. «Si je travaillais dans la banque, j’hésiterais clairement à engager un Français», relève à titre personnel Carlos Medeiros, vice-président du Mouvement citoyens genevois (MCG).
La banque n’est pourtant pas la seule concernée. A la Chambre de commerce genevoise, le directeur Jacques Jeannerat admet qu’aujourd’hui, «dans une période de difficulté économique, les patrons ont certainement la volonté d’être solidaires et de dire: occupons-nous d’abord de nous».
Rien de massif: les statistiques montrent une augmentation régulière du nombre deFrançais résidant en Suisse, ainsi que des frontaliers français travaillant sur notre territoire. Mais le rejet des personnes originaires de l’Hexagone nous est confirmé, en «off», par plusieurs agences de recrutement basées en Suisse romande. Un de leurs employés, qui souhaite rester anonyme, s’énerve: «Les Français, explique-t-il, ils discutent du salaire avant de s’intéresser au poste, ils ont un niveau en langue lamentable et puis, souvent, ils sont si arrogants! A les entendre, la Suisse aurait tellement de chance de pouvoir les embaucher…» Du coup, ce professionnel ne transmet le dossier des candidats français au futur employeur que s’ils connaissent très bien le pays. Quand il le peut: «Plusieurs de mes entreprises clientes m’ordonnent de ne pas leur présenter de Français, ajoute-t-il. Dans ce cas, je respecte leur souhait. » Il suffit aussi, parfois, de demander un excellent niveau d’allemand – même si ce n’est pas nécessaire pour exercer la fonction prévue – pour éviter les curriculums deFrançais. Ou de prendre les quotas à l’immigration, réinstitués il y a peu via la clause de sauvegarde, comme excuse.
Mauvaises expériences
Cette défiance envers les Français n’est pas l’apanage du secteur bancaire. Une PME suisse, active dans le domaine de la construction, applique ainsi cette règle non écrite «depuis plusieurs mauvaises expériences». Selon la responsable du recrutement, lesFrançais embauchés étaient souvent malades le lundi et le vendredi, «comme par hasard, ironise-t-elle. Et puis j’en ai ras-le-bol de cette culture revancharde et revendicatrice. Il y a toujours un problème. Alors que les Espagnols et les Portugais, ça n’a vraiment rien à voir!» Rares sont les interlocuteurs qui assument publiquement leurs critiques aux Français, de peur d’être taxés de «racistes».
Mais ces clichés sur les «Frouzes» ne viennent pas de nulle part. Dominique Dirlewanger, spécialiste de l’histoire suisse et professeur à Lausanne, rappelle qu’ils sont nés au début du XXe siècle, avec les premières disputes fiscales entre les deux voisins. «Un autre mythe remonte à la grève générale de 1918, note-t-il. Les autorités ont affirmé que ce sont les salariés étrangers, avec leur esprit subversif, qui ont contaminé leurs collègues suisses. Ce discours est une construction toute faite, qui ne décrit pas une réalité concrète, mais vise à renforcer notre identité nationale. »
Permis C requis
Pour certains recruteurs, le travailleur français est «acceptable» s’il connaît bien la Suisse. C’est pourquoi de nombreuses annonces spécifient, là aussi au mépris du droit, que le candidat doit y vivre depuis cinq ans, c’est-à-dire être titulaire d’un permis C. Une règle qui se banalise dans tous les secteurs d’activité et qui handicape même la carrière de nombreux Suisses vivant en France voisine. Antoine Vieillard, conseiller général (Modem) de Haute-Savoie, dénonce cet état de fait. «L’accord sur la libre circulation doit être appliqué en totalité. Près de 185 000 Suisses qui résident en France en bénéficient sans qu’il y ait de cas connus de discrimination, relève-t-il. En Suisse, lesFrançais ont les mêmes droits. »
Article publié dans Le Matin Dimanche.